Compte rendu de Marc Loriol - Publié le 21 juin 2016
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https://lectures.revues.org/207921 Romain Pudal présente, dans cet ouvrage, une recherche sociologique originale, mais également une expérience sociale qui ne l’est pas moins : celle de la rencontre entre un jeune intellectuel (qui a réalisé une thèse de doctorat sur « Les réceptions du pragmatisme en France ») et le monde des sapeurs-pompiers (volontaires et professionnels), qu’il découvre à l’occasion de son service national. D’emblée, la posture de l’intellectuel est opposée à celle de ces hommes d’action que sont les pompiers : la première phrase du livre, reprenant une expression utilisée par les pompiers, est ainsi : « Pas de blabla, des résultats ! » Il s’agit de rendre hommage aux savoir-faire pratiques déployés en intervention et développés collectivement pour faire face aux différentes difficultés propres au métier, mais aussi d’explorer de l’intérieur les façons de voir et de faire de ce groupe encore peu étudié par les sociologues du travail.
2 L’expérience du travail de pompier – qui a précédé l’idée d’en faire un terrain de recherche – permet à l’auteur de réaliser un compte rendu précis, riche et particulièrement suggestif des activités et difficultés gérées au quotidien. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, les pompiers français assurent à la fois les interventions contre les incendies ou autres catastrophes de grande ampleur et les soins de premier secours pour les personnes en détresse. Cela implique une grande polyvalence et nécessite de s’adapter à des situations très diverses : de l’incendie dans un entrepôt contenant des produits chimiques dangereux à l’appel d’un riverain au sujet d’un SDF dormant dehors en plein hiver. Bien que chaque appel ait été motivé par le requérant, l’équipage ne peut savoir exactement à quelle situation il sera effectivement confronté. Si le plus souvent, par ignorance ou par stratégie (pour augmenter la probabilité d’intervention), la gravité de la situation a été exagérée, parfois, des dangers inattendus peuvent surgir auxquels il faut être prêt à faire face dans l’instant. Entre des missions sociales souvent jugées indues et l’exposition à la misère, à la souffrance, aux accidents et parfois à la mort, le pompier doit mettre en œuvre des compétences variées (sportives, techniques, relationnelles, émotionnelles, etc.) et faire preuve de résistance tant physique que morale.
3 C’est l’esprit de corps, l’entraide et la cohésion du groupe qui favorisent cette résilience collective. L’image de la « grande famille » dans laquelle aucun membre ne doit être laissé de côté résume, dans les discours des pompiers, cette nécessaire cohésion, cette fraternité. L’existence de quasi rites de passage (bizutages plus ou moins humoristiques, plus ou moins violents) permet d’intégrer symboliquement les nouveaux venus. Les épreuves partagées, l’humour et les blagues échangées, les surnoms qui rappellent des évènements vécus en commun, les jeux collectifs et les compétitions sportives participent à la construction et au maintien d’un esprit de corps, d’une identité collective, mais aussi d’une certaine distance au rôle grâce à l’autodérision.
4 La majorité des 245 000 pompiers sont des « volontaires » (78%), tandis que les « professionnels » (16%) et les militaires (5%) sont nettement moins nombreux. C’est donc l’engagement citoyen fort (nombreuses heures de formation, interventions 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7) qui permet l’essentiel du fonctionnement de ce service public. Pour les recrues, issues majoritairement des classes populaires, ce sont à la fois la fierté d’appartenir à un corps soudé et valorisé et le petit coup de pouce financier apporté par les vacations qui aident à entretenir la vocation. Les tensions induites par la montée du chômage, la précarisation des professionnels (avec la mise en place des CDD), les brouillages avec les politiques visant à favoriser le bénévolat dans les services publics, le développement de syndicats, y compris pour les volontaires, sont autant de signes d’un essoufflement ou d’un grippage de ce modèle vocationnel et de l’intégration des volontaires parmi les professionnels, pourtant régulièrement amenés à travailler ensemble.
5 Si les pompiers parlent peu de politique partisane et politicienne, tant par méfiance envers les généralités et le « blabla » que pour éviter les sujets qui fâchent et pourraient nuire à la cohésion du groupe, ils n’en développent pas moins une morale politique pratique fondée sur le travail et l’effort ; une morale forgée à partir de leurs expériences et de leur position dans l’espace social. La confrontation avec les « cas sociaux » ou les problèmes liés à la misère sociale et l’immigration peut les conduire à se positionner contre des populations servant de repoussoir (les assistés, les étrangers, etc.), tandis que leur attachement pour leur mission de service public et d’assistance comme leur méfiance à l’égard de ceux qui « les prennent de haut » peuvent à d’autres moments les conduire à s’identifier aux plus modestes.
6 Au-delà du plaisir évident que l’on peut prendre à la lecture des nombreuses anecdotes rapportées – à la fois très vivantes et instructives – et de la capacité de l’ouvrage à restituer, dans sa cohérence et sa dynamique propre, cette culture populaire sans misérabilisme ni réductionnisme, le livre de Romain Pudal appelle toutefois quelques remarques critiques. La première est une forme d’anti-intellectualisme paradoxal qui traverse l’ouvrage, où sont à plusieurs reprises opposés un savoir académique, supposé coupé des réalités du terrain, et un savoir pratique des pompiers, largement valorisé. Cette position ressemble plus à une stratégie de positionnement et de distinction de l’auteur, qui peut se prévaloir d’une connaissance de l’intérieur, qu’à une véritable démarche de recherche. En effet, l’auteur ne se prive pas, à l’occasion, de faire la leçon aux pompiers, par exemple en les exhortant à conserver leur sens du service public et de l’intérêt général afin de préserver la valeur et la grandeur des petites interventions et de la mission sociale. Telle analyse d’un collègue sociologue est ainsi être rejetée au motif que sa connaissance du métier ne serait pas de première main, mais reposerait uniquement sur des entretiens. Tel autre sociologue est raillé pour avoir suggéré que les pompiers devraient avoir une formation en psychologie, point de vue pourtant assez marginal parmi les sociologues !
7 Le corollaire de cette posture anti-intellectualiste est, à certains moments, le sentiment que Romain Pudal se fait le porte-parole du groupe professionnel dont il reprend les discours sans beaucoup de recul critique. Par exemple, la faible présence de personnes issues de l’immigration ou de femmes dans le métier (avec le racisme et le machisme qui peuvent y être associés) est rapidement évoquée, sans que l’on puisse connaître le point de vue de ces groupes minoritaires et/ou dominés (à l’exception de « Samir », présenté comme « atypique » et plusieurs fois cité, mais peu sur cette question).
8 Dernier regret : malgré les différentes évocations d’autres groupes professionnels avec lesquels les pompiers interagissent et se comparent (professions de santé, policiers et gendarmes notamment), les nombreux travaux sociologiques sur ces métiers ne sont jamais mobilisés pour comparer et mettre en exergue les spécificités des pompiers. Il est ainsi particulièrement frappant de constater à quel point un certain nombre d’analyses et de verbatim (d’entretiens ou d’échanges en observation) de l’ouvrage de Romain Pudal pourraient être retrouvés quasiment mot pour mot dans des travaux consacrés aux policiers. Pourtant, à plusieurs reprises, les pompiers cités mobilisent la comparaison distinctive avec la police (« nous on est là pour aider, eux ils sont là pour punir ») dans leur construction identitaire ; quelle est la part de rhétorique professionnelle, quelles sont les différences réelles dans les pratiques et les attitudes ?
La réponse à ces questions aurait permis de mieux comprendre le groupe des sapeurs-pompiers.